Imaginez qu’on les emmène au loin, là où vous ne pouvez les rejoindre, qu’on les éduque pendant des années à croire que votre langue, vos coutumes, vos croyances et tout ce qui était leur vie avec vous est péché, sale et honteux. Imaginez qu’on les oblige à s’habiller autrement, à adopter une religion qui n’est pas la leur, qu’on viole certains d’entre eux ou qu’on les laisse mourir, privés de soins médicaux adéquats pour les enterrer ensuite de façon anonyme.
Pendant plus de cent cinquante ans, jusqu’en 1996, telle fut l’histoire de beaucoup d’enfants autochtones du Canada dans les écoles résidentielles, une histoire qui resta sous silence jusqu’à ce que la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, dans les dernières années, révèle l’épouvantable vérité.
Comment la personne qui émerge d’un tel cauchemar peut-elle arriver à retrouver sa dignité et, si elle a des enfants, leur transmettre un sens de la fierté, une identité saine ou même le simple désir de vivre, celui-ci ayant été brisé en elle dès le plus jeune âge? Deux générations plus tard, comment réapprendre à vivre et se libérer de ce terrible legs?
Voilà ce que l’auteure Marie-Christine Bernard nous convie à découvrir dans son roman Matisiwin, un livre nécessaire où nous suivons pas à pas son héroïne, Sara-Mikonic Ottawa, dans un périple qui est aussi une quête spirituelle : Moteskano, la longue marche en raquettes dans le chemin des Ancêtres, accompagnée d’un guide et de membres de sa communauté. Chemin faisant, nous découvrirons une culture que nous côtoyons sans la connaître depuis trop longtemps: celle des premières nations.
Tout commence par un voyage en italiques au pays des Nehrowisiw. Un à un, inscrits en italiques, des mots en atikamekw sont déposés sur la page blanche, tels une trace sur la neige ou une perle de couleur sur une table, pour former un titre qui sera suivi de sa traduction. Matcaci, au revoir. Ni micta mokatan, j’ai tant marché. Armowin, parole. Pour bien des lecteurs, comme pour moi, ce sera leur première expérience de la langue atikamekw. Chaque titre se déploiera ensuite en un petit tableau de quelques pages, reflétant un esprit centré sur la présence plutôt que sur la chronologie. L’italique sera aussi utilisé tout au long du livre, pour mettre en relief le monologue intérieur ou pour identifier des mots en atikamekw, comme des pierres de chemins offertes au lecteur dans sa traversée de cette langue nouvelle.
En découvrant cette langue, on réalise notre propre ignorance d’un peuple qui vit à côté de nous, « dans l’invisibilité », comme disait Richard Desjardins et, plus souvent qu’on le croit, en nous aussi, par des ancêtres dont on a effacé les noms. Ce peuple dont nous avons trop longtemps soigneusement fait abstraction, par refus de regarder en face une part honteuse de notre histoire.
Le récit se dévoile par fragments, dans un désordre temporel, chaque mot-titre imposant son immédiateté. Telle une pièce de casse-tête, chacun des chapitres courts ajoute sa touche de sens, jusqu’à finir par former un tableau global et si le processus semble déroutant à prime abord, il apporte un plaisir d’intelligence lorsque les pièces finissent par s’emboîter.
L’aventure se déroule ici, dans un voyage initiatique aux allures d’épopée qui n’a rien à envier aux grandes expéditions au Népal. Par contre, si la quête passe par le corps et l’épreuve d’endurance, elle ne s’articule pas comme recherche de la performance mais plutôt comme désir de renouer avec soi et ce, en compagnie de sa communauté. Il n’y a ni médaille, ni gagnant, ni premier arrivé. L’importance réside dans la réussite du groupe à surmonter ensemble le difficile et dans les nouveaux liens créés par l’échange.
Par un procédé très réussi, la narration est assumée par la grand-mère décédée de Sara-Mikonic, ce qui nous donne accès aux pensées intimes de celle-ci et installe d’emblée un rapport affectif entre le lecteur et la petite-fille affectueusement tutoyée par sa grand-mère en allée. Une grande beauté émane de ce personnage bienveillant, veillant sur sa descendance à partir de l’au-delà et s’adressant à celle-ci et lui envoyant des rêves. Il permet aussi à l’auteure de nous communiquer un sens du sacré qui est au coeur de l’identité autochtone et de la quête de Sara-Mikonik.
Le tutoiement utilisé par la grand-mère narratrice crée une intimité qui permet au lecteur de se sentir inclus dans la traversée de Sara. Avec elle, on entre dans un univers économe de mots. « Le voyage se faisait en silence: chacun savait ce qu’il avait à faire. Et puis les mots ne servent à rien quand le regard suffit. Quand quelqu’un faisait entendre sa voix, donc, on savait qu’il avait une bonne raison de le faire. » Le regard et la marche sont mis de l’avant tout au long de l’histoire, modifiant peu à peu notre sensibilité, jusqu’à nous faire ressentir la perception de l’espace et du temps d’un peuple qui fut nomade jusqu’à ce qu’il soit enfermé dans les réserves.
Au fil du récit, l’héritage transmis comme une maladie honteuse à la génération suivante et tuant toute fierté sera nommé; le drame des enfants mais aussi celui des parents. « Il y eut le village vide d’enfants. Le silence qui courait au ras du sol comme le vent de janvier, froissé parfois par les pleurs étouffés d’une femme, quelque part dans l’une des bicoques pleines de courants d’air qui nous servaient de maisons. (…) L’infinie désolation d’un lieu où l’on n’entend plus rire, crier, jouer. Nous avons vécu cela. »
Avec beaucoup de délicatesse, l’auteure nous donne aussi à ressentir, à travers la voix de l’aïeule, le désespoir de la génération nouvelle. « Ils sont si nombreux, chez nous, à avoir coupé le fil de leur vie avant d’atteindre leurs vingt ans. Le cimetière est rempli de jeunes désespérés. Notre village se retrouve encore, d’une autre façon, dépeuplé de ses enfants. »
Plusieurs années de recherches et de partage avec la communauté atikamekw d’Opitciwan ont précédé l’écriture de ce roman. L’auteure a vécu avec eux chasses, joies, cérémonies et en a tiré une oeuvre humaniste emplie de respect. Dans le sillage de la récente déclaration de la sénatrice Lynn Beyak, cherchant à minimiser le drame des pensionnats autochtones, la lecture de ce roman offre une aide essentielle à la compréhension d’un drame qui, parce qu’il perdure, est aussi le nôtre. Nulle guérison n’origine du déni. Nommer oui, surtout de façon aussi sensible et d’aussi belle manière. MATISIWIN: un roman à mettre en lecture obligatoire dans les écoles, il me semble.
Matisiwin, de Marie-Christine Bernard, chez Stanké.
Imaginez qu’on les emmène au loin, là où vous ne pouvez les rejoindre, qu’on les éduque pendant des années à croire que votre langue, vos coutumes, vos croyances et tout ce qui était leur vie avec vous est péché, sale et honteux. Imaginez qu’on les oblige à s’habiller autrement, à adopter une religion qui n’est pas la leur, qu’on viole certains d’entre eux ou qu’on les laisse mourir, privés de soins médicaux adéquats pour les enterrer ensuite de façon anonyme.
Pendant plus de cent cinquante ans, jusqu’en 1996, telle fut l’histoire de beaucoup d’enfants autochtones du Canada dans les écoles résidentielles, une histoire qui resta sous silence jusqu’à ce que la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, dans les dernières années, révèle l’épouvantable vérité.
Comment la personne qui émerge d’un tel cauchemar peut-elle arriver à retrouver sa dignité et, si elle a des enfants, leur transmettre un sens de la fierté, une identité saine ou même le simple désir de vivre, celui-ci ayant été brisé en elle dès le plus jeune âge? Deux générations plus tard, comment réapprendre à vivre et se libérer de ce terrible legs?
Voilà ce que l’auteure Marie-Christine Bernard nous convie à découvrir dans son roman Matisiwin, un livre nécessaire où nous suivons pas à pas son héroïne, Sara-Mikonic Ottawa, dans un périple qui est aussi une quête spirituelle : Moteskano, la longue marche en raquettes dans le chemin des Ancêtres, accompagnée d’un guide et de membres de sa communauté. Chemin faisant, nous découvrirons une culture que nous côtoyons sans la connaître depuis trop longtemps: celle des premières nations.
Tout commence par un voyage en italiques au pays des Nehrowisiw. Un à un, inscrits en italiques, des mots en atikamekw sont déposés sur la page blanche, tels une trace sur la neige ou une perle de couleur sur une table, pour former un titre qui sera suivi de sa traduction. Matcaci, au revoir. Ni micta mokatan, j’ai tant marché. Armowin, parole. Pour bien des lecteurs, comme pour moi, ce sera leur première expérience de la langue atikamekw. Chaque titre se déploiera ensuite en un petit tableau de quelques pages, reflétant un esprit centré sur la présence plutôt que sur la chronologie. L’italique sera aussi utilisé tout au long du livre, pour mettre en relief le monologue intérieur ou pour identifier des mots en atikamekw, comme des pierres de chemins offertes au lecteur dans sa traversée de cette langue nouvelle.
En découvrant cette langue, on réalise notre propre ignorance d’un peuple qui vit à côté de nous, « dans l’invisibilité », comme disait Richard Desjardins et, plus souvent qu’on le croit, en nous aussi, par des ancêtres dont on a effacé les noms. Ce peuple dont nous avons trop longtemps soigneusement fait abstraction, par refus de regarder en face une part honteuse de notre histoire.
Le récit se dévoile par fragments, dans un désordre temporel, chaque mot-titre imposant son immédiateté. Telle une pièce de casse-tête, chacun des chapitres courts ajoute sa touche de sens, jusqu’à finir par former un tableau global et si le processus semble déroutant à prime abord, il apporte un plaisir d’intelligence lorsque les pièces finissent par s’emboîter.
L’aventure se déroule ici, dans un voyage initiatique aux allures d’épopée qui n’a rien à envier aux grandes expéditions au Népal. Par contre, si la quête passe par le corps et l’épreuve d’endurance, elle ne s’articule pas comme recherche de la performance mais plutôt comme désir de renouer avec soi et ce, en compagnie de sa communauté. Il n’y a ni médaille, ni gagnant, ni premier arrivé. L’importance réside dans la réussite du groupe à surmonter ensemble le difficile et dans les nouveaux liens créés par l’échange.
Par un procédé très réussi, la narration est assumée par la grand-mère décédée de Sara-Mikonic, ce qui nous donne accès aux pensées intimes de celle-ci et installe d’emblée un rapport affectif entre le lecteur et la petite-fille affectueusement tutoyée par sa grand-mère en allée. Une grande beauté émane de ce personnage bienveillant, veillant sur sa descendance à partir de l’au-delà et s’adressant à celle-ci et lui envoyant des rêves. Il permet aussi à l’auteure de nous communiquer un sens du sacré qui est au coeur de l’identité autochtone et de la quête de Sara-Mikonik.
Le tutoiement utilisé par la grand-mère narratrice crée une intimité qui permet au lecteur de se sentir inclus dans la traversée de Sara. Avec elle, on entre dans un univers économe de mots. « Le voyage se faisait en silence: chacun savait ce qu’il avait à faire. Et puis les mots ne servent à rien quand le regard suffit. Quand quelqu’un faisait entendre sa voix, donc, on savait qu’il avait une bonne raison de le faire. » Le regard et la marche sont mis de l’avant tout au long de l’histoire, modifiant peu à peu notre sensibilité, jusqu’à nous faire ressentir la perception de l’espace et du temps d’un peuple qui fut nomade jusqu’à ce qu’il soit enfermé dans les réserves.
Au fil du récit, l’héritage transmis comme une maladie honteuse à la génération suivante et tuant toute fierté sera nommé; le drame des enfants mais aussi celui des parents. « Il y eut le village vide d’enfants. Le silence qui courait au ras du sol comme le vent de janvier, froissé parfois par les pleurs étouffés d’une femme, quelque part dans l’une des bicoques pleines de courants d’air qui nous servaient de maisons. (…) L’infinie désolation d’un lieu où l’on n’entend plus rire, crier, jouer. Nous avons vécu cela. »
Avec beaucoup de délicatesse, l’auteure nous donne aussi à ressentir, à travers la voix de l’aïeule, le désespoir de la génération nouvelle. « Ils sont si nombreux, chez nous, à avoir coupé le fil de leur vie avant d’atteindre leurs vingt ans. Le cimetière est rempli de jeunes désespérés. Notre village se retrouve encore, d’une autre façon, dépeuplé de ses enfants. »
Plusieurs années de recherches et de partage avec la communauté atikamekw d’Opitciwan ont précédé l’écriture de ce roman. L’auteure a vécu avec eux chasses, joies, cérémonies et en a tiré une oeuvre humaniste emplie de respect. Dans le sillage de la récente déclaration de la sénatrice Lynn Beyak, cherchant à minimiser le drame des pensionnats autochtones, la lecture de ce roman offre une aide essentielle à la compréhension d’un drame qui, parce qu’il perdure, est aussi le nôtre. Nulle guérison n’origine du déni. Nommer oui, surtout de façon aussi sensible et d’aussi belle manière. MATISIWIN: un roman à mettre en lecture obligatoire dans les écoles, il me semble.
Matisiwin, de Marie-Christine Bernard, chez Stanké.