À un kilomètre du carrefour, les membres de notre petit groupe ont garé leur voiture en bordure de Marcel-Villeneuve, à la hauteur de ce que les habitués du coin appellent la forêt du sentier du Totem, ou, plus ironiquement, le «bois de Kotler», du nom du grand propriétaire foncier qui a de nombreuses propriétés dans le voisinage.
Le zonage industriel ajoute encore une ombre à la destinée de l’endroit. Avec ces informations en tête, la randonnée qui s’amorce prend un caractère sacré et rituel, qu’un cerf de Virginie vient sceller en bondissant de l’autre côté du boulevard, avant de disparaître dans le feuillage naissant qui s’étire jusqu’à la rivière des Mille-Îles.
Avant même d’atteindre la zone humide à quelques centaines de mètres au sud, le bruit de la circulation n’existe plus. Les cris des bernaches et des carouges prennent tout l’espace sonore.
Marais en vue
«C’est le plus intéressant des marais ouverts sur l’île», avait prévenu Richard Pelletier, biologiste du Conseil régional de l’environnement, avant le départ. Les deux pieds dans le sol spongieux encore hérissé des tiges de quenouille de l’année dernière, nous admirons l’étang, au centre, qui fait un filon d’argent dans une mer dorée.
Nous sommes dans un sanctuaire pour la faune aquatique. Le castor, qui a fait son barrage en amont, a fait naître l’étang, qui se jette dans le ruisseau Bas-Saint-François, lequel se déverse dans la rivière des Prairies. Plusieurs espèces de héron ont trouvé ici un gîte, dont le petit blongios, qui figure à la liste des espèces fauniques menacées ou vulnérables. «Vers la fin de l’été, tu ne pourras plus marcher ici, à cause des quenouilles», remarque le biologiste, alors que nous quittons le site à regret. Le grand marais n’est qu’un élément d’une immense mosaïque, qui fait la richesse de ce milieu, explique-t-il en nous guidant vers la cédrière plus à l’ouest.
Avant de quitter le sentier, il fait un geste large vers l’horizon, porn qui ceinture le marais, les champs au loin, la forêt mature dans laquelle nous nous apprêtons à pénétrer. «Il faudrait donner un statut de protection à tout ça.»
Paradis floristique
À l’ombre des grands cèdres, il fait moins chaud. Entre quelques troncs au diamètre impressionnant, des clairières rocailleuses, comme des îles de repos. Le décor inspire la déférence. Pendant que Richard enlace le tronc d’un des grands cèdres pour le photographe, Laurent Bisson, botaniste de FloraQuébéca qui participe à nos randonnées, pose une devinette à la journaliste.
«Qu’est-ce que ça sent?» La fragrance piquante et sucrée… «C’est du gingembre sauvage!» Comme un bourdon dans un champ de fleur, Laurent butine de plante en plante, fait ses génuflexions à tous les trois mètres. Il est au paradis. «Ça fait 20 ans que je viens ici. Les arbres me saluent! Parmi les perles rares du bois Saint-François, il énumère la forêt d’érable noire plus à l’ouest, l’orme de Thomas et surtout le gros regroupement d’aubépines suborbiculaires, qui sont ici à la limite nord de leur zone de croissance.
Un sentier bordé de trilles épanouis. Un ruisseau à longer. Nous débouchons sur une clairière où le roc effleure le sol comme les vestiges d’une voie romaine, sur quelques dizaines de mètres carrés. Au terme de nos réflexions sur l’origine géologique d’un tel paysage, un moqueur chat se fait entendre. «C’est son milieu; une friche et un milieu découvert.»
Il est l’heure de revenir sur nos pas. Pour se rendre ensuite sur le chemin Sainte-Marie, en zone agricole, dans une autre partie de la forêt, moins menacée par le développement. Là, nous attendent une enfilade d’étangs et quelque rencontres: la grenouille léopard, la couleuvre, l’urubu à tête rouge. Nous aurons vu «une minuscule partie» seulement du bois Saint-François. «Il faudrait une semaine pour tout voir.»